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Le rôle de la mafia russe dans le Kazakhgate

Des Belges, hommes de l’ombre, liés à la mafia russe dans les années 1990, refont surface dans le Kazakhgate.

Patokh Chodiev, l’homme au centre du Kazakhgate, était indicateur de la Sûreté. Proche du milieu mafieux russe, le businessman a tuyauté les agents belges à partir de juin 1998. Cette révélation de notre confrère du Soir, Alain Lallemand, explique peut-être en partie comment le richissime kazakh a pu obtenir contre toute attente sa naturalisation l’année précédente. Associée aux travaux de la commission d’enquête parlementaire, cette information ressuscite une époque où la Belgique attiraient les principaux caïds des mafias de l’Est comme un aimant.

Des personnages sulfureux remontent à la surface des eaux troubles où ils étaient plongés, mais que le ressac de l’affaire « Chodiev-De Decker » a fait réémerger. Tous sont apparus dans des dossiers judiciaires retentissants, dans lesquels on croise toute une camarilla de Slaves, mais également des Belges, comme Philippe Rozenberg et Eric Van de Weghe. Ces deux combinards notoires, Marguerite Zeltman, la dame de confiance du trio Kazakh (Chodiev-Ibragimov-Machkevitch), entendue il y a peu par la commission, leur prête un rôle de « facilitateur » dans les manœuvres destinées à leur procurer la nationalité belge. Revue de détails et galerie de portraits…

Première figure : Patokh Chodiev. Ce businessman a fait fortune en exploitant les richesses souterraines de la steppe Kazakhe. Elles ont fait de lui l’un des hommes les plus puissants à l’Ouest de l’Oural, en compagnie de de ses deux associés, Alijan Ibragimov et Alexander Machkevitch. Le trio débarque en Belgique en 1991 (Ibragimov en 1995). Depuis Bruxelles, les trois amis dirigent leur empire industriel des bords de la Caspienne et mènent un train de milliardaire. Chodiev, le « Seigneur d’Almaty », s’installe à Waterloo dans une demeure de Grand Khan.

Eurasian National Resources Corporation co-owner Patokh Chodiev at the 10th anniversary of the Vanil restaurant.

Les accointances mafieuses prêtées à Patokh Chodiev (objectivées par des rapports de la Sûreté de l’État) se dessinent dès son arrivée en Belgique au travers de ses liens avec Boris Birshtein et Dmitry Yakubovski. Le premier est un homme d’affaires israélo-canadien, désigné alors comme un entremetteur influent de la mafia moscovite. Chodiev et « Sasha » Machkevitch prennent les rênes de Seabeco Moscou puis, au printemps 1991, de Seabeco Belgium, filiales de la société éponyme active dans le trading pétrolier et appartenant à Birshtein. Le second est lui aussi considéré à la même époque comme l’un des membres du clan Solntsevskaya, le plus puissant de Moscou, co-dirigé par Sergueï Mikhaïlov, selon plusieurs grands services policiers qui y rattachent également Boris Birshtein. En 1991, Yakubovski et Chodiev créent à Woluwe-Saint-Pierre la société Astas.
Lire aussi : Kazakhgate, une pièce en huit actes pour comprendre l’affaire

Tandem d’escrocs

Durant cette décennie, les mafieux de l’Est jettent leur dévolu sur la Belgique. La capitale de l’Europe est pour eux une base opérationnelle de choix, porte d’entrée de l’espace Schengen. Pour mener à bien leur business, ils ont grand besoin des sésames leur permettant de s’y enraciner : visa, titre de séjour et naturalisation. Les spécialistes locaux du trafic d’influence susceptibles de les leur procurer sont dès lors mis à contribution. Parmi ceux-ci, Philippe Rozenberg et Eric Van de Weghe. S’ils ont noué contact avec le gratin de la mafia rouge, tous deux, selon le témoignage de Marguerite Zeltman, auraient également pris part à une rencontre avec Alijan Ibragimov qu’elle situe en 1996 au « restaurant du Sénat ». Il aurait été question d’enveloppes en échange de la nationalité belge.

Philippe Rozenberg,1997, à Bruxelles. ©Belga

Philippe Rozenberg est un « escroc sans scrupules ». C’est en ces termes que le président de la 49e chambre du tribunal correctionnel de Bruxelles fait l’article de son pedigree le 5 mai 2000. Ce jour-là, il est condamné pour diverses escroqueries, notamment dans le cadre de sa campagne pour les élections communales de 1994. Entré en politique au début des années 80, l’ex-élu a fait ses classes au PRL, mais en 1993, le golden boy tourne casaque et passe au Front National sous l’étiquette duquel il siège au parlement bruxellois jusqu’en juillet 1999.

Eric Van de Weghe traîne lui aussi un invraisemblable passé de carambouilleur. « Jet-setteur », lobbyiste, informateur de la police, le personnage est connu comme le loup blanc au Palais de Justice de Bruxelles où il collectionne les affaires rocambolesques dont le fil rouge est invariablement le même : l’abus de confiance. Il a toutefois souvent bénéficié de la prescription, hormis deux condamnations fermes.

Le parrain de Budapest

En 1997, Rozenberg et Van de Weghe tombent sous le coup d’une inculpation à la suite d’un marché passé la même année avec des chefs mafieux. L’affaire débute en février, lorsque le député frontiste rencontre à l’étranger, par l’entremise d’Eric Van de Weghe, Anatoli Katrich. L’homme est l’un des séides de Semion « Seva » Mogilevich, le parrain de Budapest. D’origine ukrainienne, « Seva » est une légende du crime organisé russe. Jusqu’à son arrestation en 2008, il a dirigé l’un des principaux clans de l’ « Organizatsiya », impliqué dans tous les trafics, de l’Atlantique à l’Oural et jusqu’aux Etats-Unis en passant par la Belgique. Au demeurant, son organisation était liée à la « Solntsevskaya » moscovite.

Selon l’enquête judiciaire, ces individus attendent du tandem Rozenberg-Van de Weghe qu’il leur procure des documents falsifiés permettant à certains d’entre eux d’accéder à la nationalité belge. Par la suite, 50 000 euros tombent dans l’escarcelle de Rozenberg, versés par ses commanditaires en échange de sa bonne collaboration. C’est en tout cas la thèse des policiers. L’enquête aboutit à de surprenantes révélations. On découvre que durant cette période, le député FN est aussi en cheville avec les pontes de la mafia ukrainienne du pétrole. Eux aussi, en 1996, l’auraient payé (200 000 dollars) pour qu’il leur fournisse des papiers d’identité afin de faciliter leur naturalisation. Derrière ce « eux », trois hommes apparaissent : Leonid Minin, Alexandre Angert et Alexander Zuhkov. Voilà ce qui ressort, en 2000, du dossier d’instruction (167/92) du juge bruxellois Damien Vandermeersch.

Boris Birshtein. ©Belga
« En Belgique, la mafia russe fait ce qu’elle veut »

Dans les années nonante, Leonid Minin règne sur les clans de la « Neftemafija » qui contrôlent les flux pétroliers dans le port d’Odessa. Repu d’or noir, Minin se lance dans une série de trafics de grande envergure : la drogue, mais surtout les armes à destination du Libéria et de la Sierra-Léone. A partir de 1996, le groupe Minin prend ses quartiers à Bruxelles. Une société écran est créée à Forest. Des lieutenants du trafiquant débarquent dans la capitale, notamment son bras droit qui s’installe à Uccle.

A la même période, la Belgique voit arriver deux autres grands formats présumés de cette mafia : Alexandre « Angel » Angert, Alexander Zhukov, un oligarque russe. Une enquête internationale menée par les polices belge, italienne et ukrainienne a longtemps ciblé ce dernier en tant que cerveau financier d’un réseau de trafiquants d’armes en direction de l’ex-Yougoslavie. Mais traduit devant la justice italienne en 2004, le « Tsar d’Odessa » est acquitté par les tribunaux de la Péninsule.

Leonid Minin, août 2000. ©Belga

En Belgique aussi, le soufflé judiciaire retombe dans l’affaire Rozenberg. Pire, il s’aplatit. Bien que le parquet réclame en 2003 le renvoi en correctionnelle d’une dizaine de prévenus Russo-ukrainiens et belges, parmi lesquels Rozenberg et Van de Weghe – pour corruption, blanchiment et association de malfaiteurs -, en janvier 2008, l’action publique s’éteint sur décision de la chambre du Conseil et à la demande du procureur du Roi. Un magistrat du parquet confessera : « ça n’est pas très glorieux ! ».

Les naturalisations problématiques de Patokh Chodiev et d’Alijan Ibragimov (Machkevitch ne l’a jamais obtenue) doivent-elles quelque chose à leurs liens avec des membres d’organisations criminelles ? Il appartient à la commission d’enquête du Parlement de faire la lumière. En tout état de cause, les parlementaires devraient mettre le nez dans le dossier Rozenberg et peut être entendre les enquêteurs autrefois spécialisés dans la lutte contre les mafias des anciens pays de l’Est. En 2001, l’un d’eux, membre de la cellule « Opchak » créée au sein de l’ex-23e brigade de la police judiciaire, déclarait dans une interview au « Laatste Nieuws », qu’en Belgique « La mafia russe fait ce qu’elle veut. Des Bandes organisées venues de l’Ukraine, du Kazakhstan, investissent des milliards dans notre pays. Ils investissent les plus hauts cercles de la politique, du judiciaire et du monde économique ».

Retrouvez l’enquête « Kazakhgate : quand la mafia russe faisait son marché en Belgique » , dans le prochain numéro ParisMatch Belgique du 9 février 2017.

By Frédéric Loore

Le rôle de la mafia russe dans le Kazakhgate

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